Phèdre, RACINE, 1677, extrait de l’acte II, scène 5 - Texte

Modifié par Delphinelivet

Dans cette tragédie classique, l'héroïne, Phèdre est victime d'une malédiction infligée à sa famille par la déesse de l'amour, Vénus. Par conséquence, les amours des femmes de cette lignée sont contrariées, malheureuses et même contre-nature. La mère de Phèdre, Pasiphaé, s'est unie avec un taureau, donnant naissance au Minotaure, une créature mi-homme mi-taureau. 

Juste avant le passage suivant, on apprend qu'à Trézène, la nouvelle de la mort de Thésée, époux de Phèdre, se répand. Mal conseillée par sa nourrice Œnone, Phèdre finit par avouer à Hippolyte, le fils que Thésée a eu avec une Amazone (une guerrière cavalière), la passion incestueuse et dévastatrice qu'elle ressent pour lui. Feignant de décrire les qualités héroïques de Thésée et d'exprimer sa passion pour lui, c'est en réalité à son fils, Hippolyte, qu'elle fait référence. Celui-ci finit par s'en rendre compte...


Phèdre

On ne voit point deux fois le rivage des morts,
Seigneur : puisque Thésée a vu les sombres bords,
En vain vous espérez qu’un dieu vous le renvoie ;
Et l’avare Achéron ne lâche point sa proie.
Que dis-je ? Il n’est point mort, puisqu’il respire en vous.
Toujours devant mes yeux je crois voir mon époux :
Je le vois, je lui parle ; et mon cœur… Je m’égare,
Seigneur ; ma folle ardeur malgré moi se déclare.

Hippolyte

Je vois de votre amour l’effet prodigieux :
Tout mort qu’il est, Thésée est présent à vos yeux ;
Toujours de son amour votre âme est embrasée.

Phèdre

Oui, prince, je languis, je brûle pour Thésée :
Je l’aime, non point tel que l’ont vu les enfers,
Volage adorateur de mille objets divers,
Qui va du dieu des morts déshonorer la couche ;
Mais fidèle, mais fier, et même un peu farouche,
Charmant, jeune, traînant tous les cœurs après soi,
Tel qu’on dépeint nos dieux, ou tel que je vous voi.
Il avait votre port, vos yeux, votre langage ;
Cette noble pudeur colorait son visage,
Lorsque de notre Crète il traversa les flots,
Digne sujet des vœux des filles de Minos.
Que faisiez-vous alors ? pourquoi, sans Hippolyte,
Des héros de la Grèce assembla-t-il l’élite ?
Pourquoi, trop jeune encor, ne pûtes-vous alors
Entrer dans le vaisseau qui le mit sur nos bords ?
Par vous aurait péri le monstre de la Crète,
Malgré tous les détours de sa vaste retraite :
Pour en développer l’embarras incertain,
Ma sœur du fil fatal eût armé votre main.
Mais non : dans ce dessein je l’aurais devancée ;
L’amour m’en eût d’abord inspiré la pensée.
C’est moi, prince, c’est moi, dont l’utile secours
Vous eût du labyrinthe enseigné les détours.
Que de soins m’eût coûtés cette tête charmante !
Un fil n’eût point assez rassuré votre amante :
Compagne du péril qu’il vous fallait chercher,
Moi-même devant vous j’aurais voulu marcher ;
Et Phèdre au labyrinthe avec vous descendue
Se serait avec vous retrouvée ou perdue.

Hippolyte

Dieux ! qu’est-ce que j’entends ? Madame, oubliez-vous
Que Thésée est mon père, et qu’il est votre époux ?

Phèdre

Et sur quoi jugez-vous que j’en perds la mémoire,
Prince ? Aurais-je perdu tout le soin de ma gloire ?

Hippolyte

Madame, pardonnez : j’avoue, en rougissant,
Que j’accusais à tort un discours innocent.
Ma honte ne peut plus soutenir votre vue ;
Et je vais…

Phèdre

Ah, cruel ! tu m’as trop entendue !
Je t’en ai dit assez pour te tirer d’erreur.
Eh bien ! connais donc Phèdre et toute sa fureur :
J’aime ! Ne pense pas qu’au moment que je t’aime,
Innocente à mes yeux, je m’approuve moi-même ;
Ni que du fol amour qui trouble ma raison
Ma lâche complaisance ait nourri le poison. [...]


Jean RACINE, Phèdre, 1677

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